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Rapport Stora : les doutes de Bernard Lugan

Tout d’abord, soyons honnêtes, les “préconisations” de Benjamin Stora sont moins pires que ce que l’on craignait et pourraient sembler équilibrées, sauf la “panthéonisation” de porteurs de valises ou l’octroi de nom de rue à quelques “héros ” algériens de la “guerre d’indépendance”.

Mais nous partageons les doutes de notre ami Bernard Lugan !

” Pacifier les mémoires, certes, mais à condition :

1) Que cela ne soit pas une fois de plus à sens unique…Or, les principales mesures préconisées par le Rapport Stora incombent à la partie française alors que du côté algérien il  est simplement demandé des vœux pieux…

2) Que la mémoire algérienne ne repose plus sur une artificielle construction idéologique car, comme l’a joliment écrit l’historien Mohammed Harbi,  « L’histoire est l’enfer et le paradis des Algériens ». 

Enfer parce que les dirigeants algériens savent bien qu’à la différence du Maroc millénaire, l’Algérie n’a jamais existé en tant qu’Etat et qu’elle est directement passée de la colonisation turque à la colonisation française. (Voir à ce sujet mon livre Algérie l’histoire à l’endroit).

Paradis parce que, pour oublier cet « enfer », arc-boutés sur un nationalisme pointilleux, les dirigeants algériens vivent dans une fausse histoire « authentifiée » par une certaine intelligentsia française…dont Benjamin Stora fait précisément partie….

Voilà donc pourquoi, dans l’état actuel des choses, la « réconciliation » des mémoires est impossible. Voilà aussi pourquoi toutes les concessions successives, toutes les déclarations de contrition que fera la France, seront sans effet tant que l’Algérie n’aura pas réglé son propre non-dit existentiel. Et cela, les « préconisations » du Rapport Stora sont incapables de l’obtenir, puisque, pour l’Algérie, la rente-alibi victimaire obtenue de la France, notamment par les visas, est un pilier, non seulement de sa propre histoire, mais de sa philosophie politique…

Un peu de culture historique permettant de comprendre pourquoi, il est donc singulier de devoir constater que l’historien Benjamin Stora ait fait l’impasse sur cette question qui constitue pourtant le cœur du non-dit algérien. Au moment de l’indépendance, la priorité des nouveaux maîtres de l’Algérie fut en effet d’éviter la dislocation. Pour cela, ils plaquèrent une cohérence historique artificielle sur les différents ensembles composant le pays. Ce volontarisme unitaire se fit à travers deux axes principaux :

1) Un nationalisme arabo-musulman niant la composante berbère du pays. Résultat, les Berbères furent certes « libérés » de la colonisation française qui avait duré 132 ans, mais pour retomber aussitôt dans une « colonisation arabo-musulmane » qu’ils subissaient depuis plus de dix siècles…

2) Le mythe de l’unité de la population levée comme un bloc contre le colonisateur français, à l’exception d’une petite minorité de « collaborateurs », les Harkis. Or, la réalité est très différente puisqu’en 1961, 250.000 Algériens servaient dans l’armée française, alors qu’à la même date, environ 60.000 avaient rejoint les rangs des indépendantistes[1].

Or, cette fausse histoire constitue le socle du « Système » algérien, lequel se maintient contre le peuple, appuyé sur une clientèle régimiste achetée par les subventions et les passe-droits. Ce même « Système » qui, à chaque fois qu’il est en difficulté intérieure, lance des attaques contre la France.

N’en déplaise à Benjamin Stora, voilà qui n’autorise pas à croire à sa volonté d’apaisement mémoriel.

Ainsi, le 15 juillet 2019 quand Mohand Ouamar Bennelhad, membre essentiel du « Système » algérien puisqu’il était alors le secrétaire général par intérim de l’ « Organisation nationale des moudjahidines (ONM) », les « anciens combattants », a appelé le parlement algérien à voter une loi criminalisant la colonisation française.

Or, selon l’ancien ministre algérien Abdeslam Ali Rachidi, « tout le monde sait que 90% des anciens combattants, les moudjahidine, sont des faux » (El Watan, 12 décembre 2015). Le 28 octobre 2002, le journal Liberté-Algérie écrivait déjà que l’ONM comptait 80% de faux maquisards… dont le ministre des moudjahidine en personne…

Mais ces « imposteurs » bénéficient du 3° budget de l’Etat algérien. En 2017, avec 245 milliards de dinars (mds/dz) -en fonction du taux de change environ 2 milliards d’euros-, le budget du ministère des Moudjahidine se situait ainsi juste derrière ceux de l’Education et de la Défense. A titre de comparaison le budget du Ministère l’Agriculture était  de 212 mds/dz, celui du Travail de l’emploi et de la sécurité sociale de 151 mds/dz, celui des Finances de 87 mds/dz, celui de la Justice de 72 mds/dz, celui de la Solidarité nationale de 70 mds/dz, celui de l’Energie de 44 mds/dz, celui de la Formation professionnelle de 48 mds/dz, celui de la Jeunesse et sports de 34 mds/dz, celui de la Communication de 18 mds/dz, celui de la Culture de 16 mds/dz, celui de l’Industrie et des mines de 4 mds/dz et celui de l’Aménagement du Territoire de 3 mds/dz.

L’importance de ce budget s’explique par les pensions versées à plus de deux millions d’ayants-droit car, en Algérie, plus les années passent, et plus le nombre des « anciens combattants » augmente…

Ainsi :

– Fin 1962-début 1963, l’Algérie comptait 6000 moudjahidine identifiés, 70.000 en 1972 et 200.000 en 2017.

– En 1972, selon les propres chiffres de l’ONM, 220 000 Algériens recevaient une pension, soit 70.000 titulaires de la carte de moudjahidine et  150.000 veuves de « maquisards ».

– A la fin de la décennie 1980, ce chiffre avait doublé puisque, toutes catégories d’ayants-droit confondues, il était passé à 500.000.

– En 2010, par un phénomène de génération spontanée, les moudjahidine et leurs ayants-droit étaient près de 2 millions.

Pour être reconnu moudjahidine, il suffit à l’impétrant que deux témoins attestent de ses « hauts faits guerriers » pour qu’il reçoive l’Attestation communale d’ancien combattant. Ce document lui permet ensuite de faire valider cette précieuse qualité par la généreuse commission de reconnaissance. « Généreuse » en effet comme l’a montré l’emblématique « affaire Mellouk », du nom du juge Benyoucef Mellouk qui a dénoncé 312 de ses confrères ayant reconnu contre rétribution la qualité de moudjahidine à un nombre considérable de faux demandeurs. Pourchassé par les associations, exclu de la magistrature, Benyoucef Mellouk fut condamné à la prison car il avait osé toucher au cœur même du « Système » algérien et de sa clientèle.

Cette recherche effrénée du statut d’ancien moudjahidine s’explique parce que les titulaires de la précieuse carte ainsi que leurs ayants-droit, touchent une rente de l’Etat, bénéficient de prérogatives, jouissent de prébendes et disposent de passe-droits. Cette carte qui joue le rôle d’amortisseur social permet également d’obtenir une licence de taxi ou de débit de boisson, des facilités d’importation, notamment de voitures hors taxes, des réductions du prix des billets d’avion, des facilités de crédit, des emplois réservés, des possibilités de départ à la retraite, des avancements plus rapides, des priorités au logement etc.

Achetés par le « Système » qui les tient, d’autant plus facilement quand il s’agit d’imposteurs, les titulaires de la carte constituent son ossature populaire. Leur poids politique qui est considérable s’exerce à travers le maillage du pays par plusieurs associations nationales. Ainsi, l’ONEC (Organisation nationale des enfants de chouhada (martyrs), le CNEC (Coordination nationale des enfants de chouhada) ou encore l’ONEM (Organisation nationale des enfants de moudjahidine. Cette dernière qui compte 1,5 million d’adhérents a des antennes dans toute l’Algérie et même en France.

Les vrais maquisards, ceux de l’intérieur, ceux qui ont effectivement lutté contre l’armée française, sont indignés par ces pratiques. Non contents de s’être fait voler l’indépendance par les planqués de l’ALN, l’armée des frontières, durant l’été 1962 (voir à ce sujet le chapitre VII de mon livre « Algérie, l’histoire à l’endroit »), voilà qu’ils doivent en plus supporter d’être assimilés aux imposteurs prébendiers porteurs, tout comme eux, de la carte de moudjahidine.

Voilà pourquoi, en 2003,  plusieurs authentiques anciens combattants issus de toute l’Algérie ont adressé un mémorandum à la présidence de la République afin que soit diligentée une enquête concernant le scandale des faux moudjahidine. Selon le colonel  Ahmed Bencherif, président de l’Association de lutte contre les faux Moudjahidine, 750 millions de dinars, sont versés chaque mois à de faux moudjahidine. Selon le quotidien El Watan en date du 10 février 2007, sur  une population de 70.000 personnes, la seule ville d’Aïn Defla (ancienne Duperré) comptait  14.000 faux moudjahidine, dont 1.300 femmes… Quant à Koléa, dans la Mitidja, 2/3 de ses moudjahidine étaient des imposteurs (Libération, 27 octobre  2004).

Toujours selon le colonel Ahmed Bencherif, cette inflation de faux maquisards s’explique parce que, étant nommés par le « Système », les responsables de l’ONM appliquent sa politique consistant à développer une clientèle d’obligés lui permettant de faire croire qu’il bénéficie d’un soutien populaire. Cela est d’autant plus facile que, comme l’a déclaré Abid Mustapha, ancien colonel de la Wilaya V, au sein des instances dirigeantes de l’ONM : « Nous (les vrais combattants), sommes devenus une minorité ! Ceux qui occupent les responsabilités au sein du conseil national de l’ONM sont des faux ».

En 2008, Nouredine Aït Hamouda, député du RCD (Rassemblement pour la Culture et la Démocratie), et fils du colonel Amirouche Aït Hamouda, chef emblématique du maquis kabyle de la willaya III tué au combat le 29 mars 1959[2], a provoqué un tumulte quand, dans l’hémicycle, il a osé dénoncer le scandale des faux moudjahidine. Il a en même temps pulvérisé le mythe fondateur de l’histoire officielle algérienne qui est de 1,5 million de morts causés par la guerre d’indépendance. Un chiffre totalement fantaisiste, mais qui permet au « Système » de justifier le nombre surréaliste des ayants-droit, notamment celui des veuves et des orphelins. Or, selon Nouredine Aït Hamouda, sur les 2 millions de porteurs de la carte de moudjahidine et d’ayants-droit, les ¾ sont des faux…

Or, l’ONM est le principal vecteur de l’histoire officielle reconstruite. Ses dociles responsables nommés, ont pour mission de cautionner, de populariser et d’ancrer le mensonge sur lequel s’engraissent les profiteurs et les corrompus qui dirigent l’Algérie.

Dès la remise du Rapport Stora, l’Elysée a donc annoncé que les « recommandations » qu’il contient seront suivies par la France alors que, compte tenu des lignes qui précèdent, la réciprocité de la partie algérienne relève du mirage…”

 

[1] Soit 15.200 réguliers et auxiliaires selon le 2° Bureau français  et 35.000 pour Benyoucef Benkheda, président du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne). En plus de ces combattants de l’intérieur, 32000 servaient dans l’ALN, l’armée des frontières, dont 22.000 en Tunisie et 10.000 au Maroc. Le détail de ces chiffres est également donné dans mon livre Algérie l’histoire à l’endroit.

[2] Si l’on en croit ce qu’écrit Saïd Sadi (Amirouche, une vie, deux morts, un testament, Paris, 2010), le Berbère Amirouche aurait été donné aux Français par ses rivaux arabes du MALG (Ministère de l’Armement et des Liaisons Générales, le service de renseignement de l’ALN). Or, ceux qui l’auraient « balancé » et leurs héritiers forment aujourd’hui le cœur du « Système » algérien…

 

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