Actualités, Algérie

Pourquoi le « système » a gagné contre le « Hirak » ?

Analyse de Bernard Lugan…le « système » a gagné en Algérie,mais pour combien de temps :

« Après plus d’un an de « hirak », demeuré maître du calendrier qu’il avait lui-même fixé, et en dépit de la poursuite de manifestations qu’il va maintenant s’efforcer de faire apparaître comme jusqu’au-boutistes, le « Système » algérien que l’on disait condamné, a finalement triomphé de la rue.

Une victoire qui s’est faite sans ces scènes d’anarchie qui défigurent la France depuis deux ans, et sans ces massacres de foules qui se produisent régulièrement dans le monde arabo-musulman. Un cas d’école…dans l’attente  de l’avenir qui  dira si cette victoire ne fut que provisoire.

Pour comprendre comment s’est fait le triomphe du « Système » algérien sur la rue qui le contestait, il importe d’écarter l’écume médiatique et les emballements idéologiques pour aller au fond des réalités algériennes (voir à ce sujet mon livre Algérie, l’Histoire à l’endroit).

 

Explications et développement :

Le triomphe du « Système » algérien  tient en six  points :

1) La Constitution ayant été maintenue, il n’y a donc pas eu d’élections constituantes, principale revendication politique des manifestants,

2) L’unité de l’armée  et des grands corps de l’Etat, à commencer par la magistrature, a été préservée,

3) Les appels à la grève générale ont tous échoué, y compris dans le monde de l’éducation,

4) Alors que la rue affirmait que l’élection présidentielle ne pourrait se tenir, elle s’est déroulée dans le calme et a permis d’élire un président, certes mal élu, mais légitime.

5) L’armée n’est plus officiellement sur le devant de la scène,

6) L’Algérie sort de son long silence diplomatique et elle réapparaît dans les dossiers brûlants de la Libye et du Sahel.

 

Quant à la rue, et comme l’ont montré les foules immenses qui ont assisté aux obsèques du général Gaïd Salah, force est de reconnaître qu’elle n’appartient pas aux seuls « hirakiens » et qu’il y a donc deux peuples en Algérie. L’un conteste le « Système » quand l’autre le soutient…Peut-être parce qu’il en vit…Ce qui va d’ailleurs poser un vrai problème au président Tebboune. La crise économique algérienne est en effet telle que, s’il prend des mesures pour la régler, il va devoir trancher dans l’économie d’assistance et de clientèle, et il s’aliènera alors le peuple « légitimiste »…

 

Bouteflika cherche à échapper à la tutelle de l’armée

Jusqu’à l’élection d’Abdelaziz Bouteflika en 1999, les présidents algériens successifs furent d’abord les fondés de pouvoir des clans militaires, leur rôle se bornant à l’arbitrage consensuel de leurs prérogatives. Le pays était alors  dirigé par environ 150 généraux constituant  le niveau supérieur de la nomenklatura nationale. L’armée contrôlait  tout et formait l’élite d’un pays dont, à la différence du Maroc lyautéen, les cadres traditionnels avaient été broyés par la « francisation » jacobine.

Tandis que les Algériens souffraient socialement, les militaires et leurs familles se ravitaillaient dans des  magasins qui leur étaient réservés et où il leur était possible de se procurer à des prix préférentiels des marchandises introuvables ailleurs dans le pays. Ils vivaient dans des résidences sécurisées et ils passaient leurs vacances dans des clubs qui étaient la propriété de l’armée. Rien n’a changé aujourd’hui.

Comme tous les présidents, Abdelaziz Bouteflika fut mis au pouvoir par l’armée. Cependant, à la différence de ses prédécesseurs, il voulut se dégager de sa pesante tutelle, ce qu’il tenta de faire de deux manières :

1) L’économie algérienne étant contrôlée par la caste militaire à travers une clientèle d’obligés ou d’associés civils, il créa un contre-pouvoir économique, celui des « oligarques », qui bâtirent leurs indécentes fortunes en dehors des réseaux militaires grâce à l’octroi de très généreux « prêts » bancaires.

2) Afin de  briser l’unité de l’armée, le président Bouteflika souffla sur les braises de classiques conflits internes. Pour mener cette politique, il s’appuya sur le général Ahmed Gaïd Salah dont il poussa la carrière, en en faisant d’abord le chef d’Etat-major puis le vice-ministre de la Défense.

Dans un premier temps, à partir de 2013, cet homme-lige remplit parfaitement sa mission en faisant s’opposer frontalement les deux grandes composantes de l’armée, à savoir le Département du renseignement et de la sécurité (DRS) et l’état-major (EM) de l’Armée nationale populaire (ANP). Le clan Bouteflika appuya alors l’EM dans son entreprise d’élimination du général Mohamed Lamine Médiène dit « Toufik », directeur du DRS depuis 1990.

Cependant, jouant sur deux tableaux à la fois, et afin de ne pas se livrer pieds et poings liés à l’EM, donc au général Gaïd Salah, le clan présidentiel remplaça le général Médiène par le général Tartag, adversaire du général Salah. Ce dernier ne laissa rien paraître et, tout en affichant publiquement sa totale loyauté au président Bouteflika, il s’attela à un patient travail d’élimination de ses rivaux au sein de l’armée. Cette épuration fut d’autant plus facile à réaliser qu’au même moment, tous les observateurs n’avaient d’yeux que pour la rue qui manifestait contre un cinquième mandat du président Bouteflika.

Enfin, le 2 avril 2019, tous les moyens militaires étaient alors rassemblés entre ses mains, le général Ahmed Gaïd Salah mit un terme au mandat d’Abdelaziz Bouteflika…

 

Le général Gaïd Salah maître du calendrier

Procédant par étapes successives et laissant la rue continuer à manifester, le général acheva ensuite sa prise de contrôle de l’Algérie à travers son appareil d’Etat. La magistrature algérienne qui, jusque-là, prenait ses ordres à la Présidence, le fit désormais à l’état-major de l’armée qui l’utilisa afin de satisfaire la rue en lançant une chasse aux « corrompus ». Cependant, derrière ce nuage de fumée, ne furent éliminés que les oligarques ne dépendant pas de l’armée, l’épuration ne concernant pas les clans affairistes qui lui étaient subordonnés. 

Le général s’arc-bouta parallèlement  sur la légalité constitutionnelle, ne déviant à aucun moment de sa ligne qui était l’impératif d’une élection présidentielle.

En dépit de puissantes manifestations populaires, il réussit ainsi à organiser le scrutin sans s’en laisser dicter les conditions par la rue. Malgré une abstention élevée, un président fut élu au mois de décembre 2019  en la personne d’Abdelmadjid Tebboune, cadre éminent du « Système », qui fut plusieurs fois wali (préfet) et par cinq fois ministre du président Bouteflika…Le « Système » se maintenait donc au pouvoir.

Le 23 décembre 2019, quelques jours après l’élection présidentielle, le général Gaïd Salah mourut, privant ainsi les anti « Système » de leur nouvelle cible favorite, tout en « libérant » le nouveau président de sa pesante tutelle.

 

L’impasse économique

Le « Système » ayant réussi à régler la question de la succession du président Bouteflika au mieux de ses intérêts, reste désormais à éviter à l’Algérie le naufrage  économique, question qui s’énonce simplement : les hydrocarbures fournissent, bon an mal an, entre 95 et 98% des exportations et environ 75% des recettes budgétaires de l’Algérie ; or, en raison de l’épuisement des nappes, la production algérienne de pétrole est en baisse constante. Quant à celle du gaz, elle risque de devenir problématique.

En 2012, Abdelmajid Attar, ancien ministre et ancien PDG de la Sonatrach, la société nationale des hydrocarbures, avait provoqué un séisme en déclarant que :

« Le degré d’épuisement avancé de nos réserves nous impose de constituer une réserve stratégique  pour les générations futures, à défaut de leur léguer une économie diversifiée capable de progresser par elle-même ».

 

Deux ans plus tard, au mois de juin 2014, M. Abdelmalek Sellal, le Premier ministre algérien de l’époque avait à son tour sonné le tocsin en déclarant devant l’APN (Assemblée populaire nationale) que :

« D’ici 2030, l’Algérie ne sera plus en mesure d’exporter les hydrocarbures, sinon en petites quantités seulement (…). D’ici 2030, nos réserves couvriront nos besoins internes seulement ».

 

Un temps, les dirigeants algériens nourrirent l’espoir que le gaz viendrait opportunément combler l’effondrement de la production pétrolière. Cette illusion fut dissipée le 13 décembre 2018 par M. Mustapha Guitouni, ministre algérien de l’Energie quand il déclara devant les députés de l’APN :

« Si nous ne trouvons pas rapidement d’autres solutions pour couvrir la demande nationale en gaz, en hausse constante, nous ne serons plus en mesure, dans deux ou trois ans, d’exporter ».

 

La situation est donc dramatique car la production gazière algérienne est de 130 milliards de m3 par an. Or, sur ce volume, 50 milliards de m3 sont actuellement consacrés à une consommation locale en hausse de 7% par an et qui va encore augmenter proportionnellement avec une population d’au moins 50 millions d’habitants en 2030. Restent donc, dans l’état actuel de la production,  80 milliards de m3 sur lesquels 30 milliards de m3 sont réinjectées dans les puits de pétrole pour simplement maintenir leur activité.

L’exportation ne peut donc à ce jour compter que sur 50 milliards de m3, un volume qui va automatiquement diminuer d’année en année en raison de l’augmentation de la demande intérieure liée à  l’essor démographique….Résultat, comme l’Algérie va devoir réduire ses exportations, tant de pétrole que de gaz, elle va donc voir ses recettes baisser en proportion.

Dans ces conditions, comment le pays pourra-t-il satisfaire les besoins élémentaires de sa population ? Au mois de janvier 2019, l’Algérie comptait 43 millions d’habitants avec un taux d’accroissement annuel de 2,15% et un excédent de quasiment 900 000 habitants chaque année. 

Le pays ne produisant pas de quoi les habiller, les soigner et les équiper, il doit donc tout acheter à l’étranger. L’agriculture et ses dérivés ne permettant de satisfaire qu’entre 40 et 50% des besoins alimentaires du pays, le quart des recettes tirées des hydrocarbures sert à l’importation de produits alimentaires de base…L’importation des biens alimentaires et des biens de consommation représente actuellement environ 40% de la facture de tous les achats faits à l’étranger (Centre national de l’informatique et des statistiques-douanes-CNIS).

La question économique va donc immanquablement faire entrer l’Algérie dans une zone de turbulences car l’Etat risque de ne plus être en mesure d’acheter la paix sociale. Or, perfusé de subventions, le socle légitimiste de la population n’a pas rejoint le « hirak » de crainte de voir triompher une révolution « bourgeoise » qui l’aurait privé des 20% annuels du budget de l’Etat consacrés au soutien à l’habitat, aux familles, aux retraites, à la santé, aux anciens combattants, aux pauvres, aux démunis et à toutes les catégories vulnérables… »

Plus d’informations sur le blog de Bernard Lugan

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