Point de situation en Algérie

Le Professeur Bernard Lugan nous offre une analyse de la situation très instable de ce pays.

Les règlements de comptes qui se multiplient à la tête du « Système » algérien frappent à la fois la haute hiérarchie militaire et le monde des affaires.  L’impression dominante est que l’Odjak des janissaires (l’armée), tente de se refaire une “vertu” à bon compte en donnant au peuple les têtes d’affairistes particulièrement détestés. Or, il s’agit là d’un nuage de fumée destiné à masquer la reprise en main de la « vie économique » du pays par la caste militaire.

Explication.

Monolithique lorsqu’il s’agit de défendre ses intérêts de caste, l’armée algérienne est divisée en de nombreux clans ou groupes économiques. Tous se partagent les fruits de la corruption, mais d’une manière « équitable ». Leurs chefs agissent  en effet à la manière des « parrains » des grandes familles de la maffia, s’entendant pour conserver l’équilibre et la stabilité entre les groupes, veillant sur les promotions et sur le tableau d’avancement de leurs membres ou protégés.

Les présidents algériens successifs ne furent le plus souvent que les fondés de pouvoir de ces clans militaires, leur rôle se bornant dans les faits à l’arbitrage consensuel de leurs prérogatives.

Mis au pouvoir par l’armée, le président Bouteflika a voulu se dégager de la tutelle militaire, ce qui passait par un bouleversement des rapports de force internes à l’institution. Parallèlement, afin d’établir un contre-pouvoir face à l’armée, il créa un nouveau clan, civil celui-là, les oligarques, clique de parvenus qui lui devaient leur fortune.

Mais, en raison de la maladie de son chef, le clan Bouteflika fut contraint d’engager une course contre la montre avec pour seul objectif sa survie, ce qui impliquait une véritable rupture de l’unité de l’armée. Il a donc soufflé sur les braises de classiques conflits internes, réussissant à briser l’apparent monolithisme de l’institution. Pour mener cette politique, il s’appuya sur le général Ahmed Gaïd Salah, chef d’Etat-major et vice-ministre de la Défense.

Le processus se mit en marche à partir de 2013 quand les deux grandes composantes de l’armée, à savoir le Département du renseignement et de la sécurité (DRS) et l’état-major (EM) de l’Armée nationale populaire (ANP) s’opposèrent frontalement et, qui plus est, au grand jour. L’EM s’appuya sur le clan Bouteflika et sur le FLN pour évincer le général Mohamed Lamine Médiène dit « Toufik », directeur du DRS depuis 1990. Cet homme de l’ombre dont personne n’osait prononcer le nom et dont les dizaines de milliers d’agents ou d’informateurs, enserraient la société algérienne avait constitué des réseaux à ce point influents que l’on pouvait alors parler d’ « Etat-DRS ».

Durant l’été 2013, plusieurs hauts responsables du DRS furent mis à l’écart, puis fut créée la Commission spéciale de sécurité (CSS), officiellement destinée à gérer la carrière commune des officiers, mais dont le but réel était de ramener le DRS sous l’étroite férule de l’EM pour en refaire ce qu’il était jadis, à savoir la Sécurité militaire.

Au terme de la lutte, l’EM reprit donc le contrôle direct du DRS qu’il avait peu à peu perdu durant la guerre civile des années 1990.

Jouant sur deux tableaux à la fois, le clan Bouteflika remplaça le général Mohamed Lamine Médiène dit « Toufik » par le général Tartag, adversaire du chef d’état-major, le général Ahmed Gaïd Salah.

Tout en affichant publiquement sa totale loyauté au président Bouteflika, ce dernier s’attela à un patient travail d’élimination de ses rivaux au sein de l’armée, évinçant les généraux M’Henna Djebbar, chef de la direction de la sécurité de l’Armée, Rachid Laalali, chef de la DSE (Direction de la sécurité extérieure) et Ahmed Bousteila, chef de la gendarmerie etc. Puis, le 14 octobre 2018, cinq généraux, dont trois chefs de régions furent arrêtés au prétexte qu’ils auraient commis des malversations. Il s’agissait en réalité d’un leurre, la vérité étant qu’ils avaient l’intention d’écarter le chef d’état-major Gaïd Salah. Parmi eux, le général major Habib Chentouf ancien commandant de la région d’Alger est actuellement en fuite.

Maître de l’institution, le chef d’état-major réussit à rassembler  tous les moyens militaires entre ses mains. En position de force, le 2 avril 2019, il mit un terme au mandat d’Abdelaziz Bouteflika.

La magistrature algérienne qui, jusque-là, prenait ses ordres à la Présidence, le fait désormais à l’état-major de l’armée. Ce dernier utilise actuellement ce puissant outil politique afin de tenter de satisfaire la rue en lançant une chasse aux « corrompus », nuage de fumée à l’abri duquel il tente d’achever sa mainmise sur le pays car, en réalité, la révolution de 2019 a éliminé les oligarques au profit des clans affairistes de l’armée. 

Il est important de noter que ce ne sont pas tous les « corrompus » qui sont jetés en prison, mais ceux qui ont osé bâtir leur fortune en s’affranchissant des réseaux militaires. Ceux qui étaient liés au clan Bouteflika ne sont pas non plus les seuls à subir l’épuration. Ainsi en est-il d’Issad Rebrab, richissime entrepreneur algérien et ennemi juré de l’ancien clan présidentiel. A travers lui, le général Gaïd Salah lance probablement un signal à son ennemi le général Mediene « Toufik » dont le patron de Cevital serait proche. Si cette explication peut effectivement être retenue, là n’est cependant pas l’essentiel.

Jusqu’à la période Bouteflika, le « Système » algérien fut contrôlé par la caste militaire à travers une clientèle d’obligés ou d’associés civils. Or, nous avons vu qu’afin de ne pas dépendre d’une armée à laquelle il devait le pouvoir, Abdelaziz Bouteflika avait entrepris de l’affaiblir en la divisant et en attisant les haines entre les clans la composant. Mais, également et surtout, en cherchant  à la priver petit à petit de son pouvoir économique par la création d’une caste d’oligarques civils bâtissant leurs fortunes en dehors des réseaux militaires. Or, aujourd’hui, à travers ces hommes qui sont mis en prison, c’est cette caste d’oligarques civils qui est décapitée.

Il est essentiel de noter que les clans civils reliés à des lignées militaires ne sont pas inquiétés, à commencer par celui du général Gaïd Salah dont les fils Karim et Adel Gaïd Salah, règnent sur la ville d’Annaba où ils possèdent organes de presse, hôtels et sociétés d’import-export.

La rue va-t-elle se laisser voler sa révolution ? Là est toute la question. 

Bernard
Lugan

24/04/2019

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