Le point de situation au Sahel par Bernard Lugan
Bernard Lugan revient sur son analyse concernant la situation dans la Bande Sahélo Saharienne – BSS :
” Lundi 1er février 2021, la DGSE a publié la vidéo d’une réunion à laquelle participaient les trois principaux chefs d’Aqmi (Al-Qaïda) dans la BSS (Bande sahélo-saharienne), à savoir l’Algérien Abdelmalek Droukdel chef d’Al-Qaïda pour toute l’Afrique du Nord et la BSS, le Touareg Iyad ag-Ghali et le Peul Ahmadou Koufa. Ce document est par définition antérieur au 3 juin 2020, date de l’élimination de Droukdel et de trois de ses commandants locaux (Sidi Mohamed Hame, Abou Loqman alias Taoufik Chaib et Ag Baye Elkheir), tués par Barkhane au Mali, dans le cercle de Tessalit, à proximité de la frontière algérienne.
Selon la DGSE, lors de cette réunion, Abdelmalek Droukdel aurait décidé d’étendre les opérations d’Aqmi à la Côte d’Ivoire, au Ghana et à l’Europe.
Si cette menace est naturellement à prendre au sérieux, la liquidation d’Abdelmalek Droukdel a cependant changé le contexte régional sur trois points essentiels :
1) Iyad Ag Ghali et Ahmadou Koufa sont désormais autonomes et, semble-t-il, ils n’ont pas les mêmes objectifs que ceux qui avaient été définis par Abdelmalek Droukdel.
2) Al-Qaïda dans la BSS n’est plus dirigé par un étranger, en l’occurrence un Algérien, mais par deux Maliens, le Touareg Iyad Ag Ghali et le Peul Ahmadou Koufa.
3) Derrière les slogans faisant référence au califat universel, Iyad Ag Ghali et dans une moindre mesure Ahmadou Koufa, ont une approche politique « nationale ». L’islam est en effet pour eux, et à des degrés différents, le paravent de revendications ethno-politiques résurgentes enracinées dans leurs peuples (voir à ce sujet mon livre Les guerres du Sahel des origines à nos jours).
Après la mort d’Abdelmalek Droukdel, j’ai formulé une hypothèse selon laquelle ses ordres qui étaient d’élargir la zone d’opérations d’Aqmi, non seulement ne seraient pas exécutés par Iyad Ag-Ghali, mais, et tout au contraire, qu’ils seraient remplacés par une volonté de règlement du conflit. Du moins pour la partie nord du Mali, là où la guerre régionale a démarré en 2011.
Depuis, quatre éléments sont venus à l’appui de mon hypothèse qui ouvrent sur plusieurs scénarios :
1) Avec l’élimination de Droukdel, dans la partie ouest de la BSS, l’universalisme jihadiste prôné par Aqmi a été largement ramené à des réalités ethniques. D’où, la fracture de plus en plus grande entre l’EIGS (Etat islamique dans le Grand Sahara) et Aqmi.
2) Depuis plusieurs mois, le nord Mali, l’Azawad des Touareg, est relativement « calme » par rapport aux fronts du Macina-Burkina Faso et des « Trois frontières » qui totalisent plus de 80% des actions terroristes régionales, dont environ 30% imputables à l’EIGS et 70% au FLM (Front de libération du Macina) d’Ahmadou Koufa. Au nord Mali la guerre semble donc cesser peu à peu.
3) Derrière des déclarations martiales destinées à donner le change, Iyad Ag Ghali qui a rétabli son leadership sur les diverses obédiences touareg et qui a négocié avec Bamako une sorte de partage du pouvoir, n’aurait pas intérêt à suivre la voie maximaliste qui avait été décidée par Abdelmalek Droukdel et qui lui ferait, entre autres, perdre la « bienveillance » algérienne.
4) Différente est la position d’Ahmadou Koufa qui, pour le moment, n’a rien gagné dans ses négociations avec Bamako. Par ailleurs, sa situation est fragile pour trois principales raisons :
– Le FLM connaît des dissensions internes.
– Contrairement aux Touareg, les Peul sont dispersés au milieu d’ethnies indigènes qui les détestent en raison d’un lourd contentieux historique.
– Le FLM doit faire face à l’EIGS qui cherche à empiéter sur sa zone d’action et qui veut s’ouvrir une route vers l’océan.
Si mon hypothèse était vérifiée, pour le FLM, il y aurait alors trois scénarios possibles :
– Soit une rupture entre Iyad Ag Ghali et Ahmadou Koufa suivie d’une impasse jusqu’au-boutiste dans laquelle s’engagerait ce dernier,
– Soit une intervention politique de Iyad Ag Ghali permettant à Ahmadou Koufa de sortir la « tête haute » du conflit.
– Soit un délitement du FLM au profit de l’EIGS.
Dans la BSS le conflit se déroule en réalité sur trois théâtres d’opérations différents parfois imbriqués. Il s’agit de trois guerres menées par trois types de protagonistes qui n’ont ni les mêmes origines, ni les mêmes motivations, ce qui n’interdit ni les chevauchements, ni les engerbages occasionnels[1]. Ainsi :
– Le conflit du nord du Mali est lié à la question touareg.
– Celui du centre du Mali (Macina) et du nord du Burkina Faso est lié à la question peul.
– Celui de la région dite des « Trois frontières » (Mali-Burkina Faso-Niger) est à la fois lié à l’EIGS et à des fractions peul qui sont en concurrence.
1) Le nord et les Touareg
Dans le nord du Mali, l’affirmation d’un islamisme radical est d’abord le paravent d’intérêts économiques ou politiques à base ethnique. En quelque sorte, une surinfection de la plaie ethnique par l’islamisme et les trafics. Ici, le problème n’est pas d’abord celui de l’islamisme, mais celui de l’irrédentisme touareg, donnée de longue durée enracinée dans la nuit des temps et qui se manifeste depuis 1963 à travers des résurgences périodiques.
Selon le rapport de force du moment, cet irrédentisme s’exprime sous divers drapeaux. Aujourd’hui, sous celui de l’islamisme. Dans le nord du Mali où, politiquement et militairement, la France n’a rien à défendre, la clé du conflit est détenue par l’Algérie qui considère la région comme son arrière-cour. Elle y a toujours « parrainé » les accords de paix et assuré toutes les précédentes médiations avant d’œuvrer à l’Accord d’Alger du 15 mai 2015 pour la Paix et la Réconciliation. Les services algériens ont des « contacts » avec Iyad Ag Ghali, l’homme fort régional dont la famille vit en Algérie, dans la région d’Ouargla. Ce Touareg ifora est opposé à l’éclatement du Mali, ce qui rassure l’Algérie. Cette dernière ne veut en effet absolument pas d’un Azawad indépendant qui serait un phare pour ses propres Touareg. Le retour aux affaires des équipes du DRS à Alger a encore renforcé la position d’Iyad Ag Ghali, chef historique des soulèvements touareg des trois dernières décennies.
2) Le Macina et le nord du Burkina Faso
Le Macina est géographiquement et humainement très différent du nord du Mali, l’Azawad des Touareg. En partie composé du delta intérieur du Niger, il est partiellement inondé une partie de l’année, donnant naissance à des zones exondées très fertiles convoitées à la fois par les agriculteurs Dogon (45% de la population), Songhay ou Bambara, ainsi que par des Peuls éleveurs (30%). Depuis 2017, les affrontements meurtriers y sont de plus en plus fréquents. Ici, le nœud du problème est la question des rapports inter-ethniques dont l’arrière-plan ethno-historique est inscrit dans la longue durée (voir également mon livre Les guerres du Sahel des origines à nos jours).
Nous sommes en réalité en présence de la résurgence de conflits datant de la fin du XVIIIe et de la première moitié du XIXe siècle quand la région fut dévastée et conquise par des éleveurs peul dont l’impérialisme s’abritait déjà derrière le paravent islamique. Il y eut alors trois jihad peul. Celui d’Ousmane dan Fodio débuta en 1804 et il dévasta le pays Haoussa ; celui de Seku Ahmadou ravagea le Macina à partir de 1818. Quant à celui d’El-Hadj Omar, il s’étendit à toute la région de la boucle du Niger ainsi qu’au Macina à partir de 1852.
Partout les sédentaires furent razziés pour être réduits en esclavage. Au Mali, les principales victimes furent les Bambara et les Dogon. Au Burkina Faso, dans le Gourma, la constitution de l’émirat peul du Liptako se fit par l’ethnocide des Gourmantché et des Kurumba. Les actuels affrontements, notamment ceux opposant Peul et Dogon, tirent directement leur origine de ces épisodes totalement présents dans la mémoire locale.
Puis, à partir de 1893, la colonisation établit la paix et les Dogon redescendirent peu à peu des falaises dans lesquelles ils s’étaient réfugiés pour se réinstaller dans la plaine occupée par les Peul. Or, depuis deux ou trois décennies, en raison, de l’essor démographique et de la péjoration climatique, la cohabitation entre les deux peuples est de plus en plus difficile. D’où de très nombreux affrontements avec constitution de milices ethniques d’auto-défense dogon et peul. Avec opportunisme, les jihadistes ont infiltré les milices peul. Résultat, les Dogon pensent revivre le retour du jihad qui, au XIXe siècle les chassa de leur terre. Un sentiment d’autant plus fort que les jihadistes du Macina sont essentiellement des Peul obéissant à un Peul natif du Macina, Ahmadou Koufa, de son vrai nom Ahmadou Diallo, qui créa le FLM (Front de libération du Macina), connu également sous le nom de Katiba Macina. Par capillarité, le mouvement a touché le nord du Burkina Faso à partir de 2017.
3) La région des « Trois frontières »
Cette région connaît elle aussi un retour à la situation qui prévalait au XIXe siècle quand les populations vivant le long du fleuve Niger et dans ses plaines alluviales, qu’il s’agisse des Songhay, des Djerma ou des Gourmantché, étaient prises en étau entre deux poussées prédatrices, celle des Touareg au nord et celle des Peul au sud.
Trop faibles pour résister, les sédentaires du fleuve durent alors subir ou composer. C’est ainsi que se constituèrent de complexes réseaux d’alliances ou de solidarités dont les survivances se retrouvent aujourd’hui dans les engagements des uns et des autres, soit aux côtés, soit contre les jihadistes. Au nord du fleuve, entre Gao et Ménaka, au fil du temps, certains des tributaires songhay s’assimilèrent aux Touareg, ainsi les Imghad aux Touareg Ifora et les Daoussak aux Touareg Ouelleminden Kel Ataram.
Voilà qui explique pourquoi, aujourd’hui, Imghad et Daoussak s’opposent généralement aux « islamistes » peul, non pas tant au nom de l’anti-jihadisme, qu’en raison d’une séculaire rivalité. Imghad et Daoussak ont ainsi combattu aux côtés des Touareg, notamment durant les guerres de 1990-1993. En 2011, les Daoussak ont rejoint le MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad), mais pas les Imghad. Aujourd’hui, après que les Daoussak eurent quitté le MNLA pour fonder le MSA (Mouvement pour le salut de l’Azawad), les deux populations s’opposent aux GAT.
Au milieu de ces luttes de pouvoir auxquelles elle est totalement étrangère et sur lesquelles elle n’a pas de prise, la force Barkhane est contrainte de s’adapter à une situation en constante évolution.
Depuis les années 2018-2019, l’intrusion de DAECH à travers l’EIGS, a ainsi entraîné un conflit ouvert entre l’EIGS et les groupes ethno-islamistes se réclamant de la mouvance Al-Qaïda, l’EIGS accusant leurs chefs de privilégier l’ethnie aux dépens du califat. Une accusation aujourd’hui renforcée par celle de collusion avec Bamako.
Comme Aqmi avant l’élimination de ses cadres algériens, l’EIGS a pour chef régional un étranger, Adnane Abou Walid al-Saharaoui, un Arabe marocain de la tribu des Réguibat. Cet ancien cadre du Polisario, accuse Iyad ag Ghali de trahison pour avoir privilégié la revendication touareg à travers la négociation avec Bamako et cela, aux dépens du califat transethnique devant engerber les actuels Etats sahéliens.
Les principales faiblesses de l’EIGS tiennent au fossé séparant sa direction allogène de ses troupes authigènes et aux contradictions entre les revendications de ses diverses composantes ethniques, tribales et claniques. Si l’EIGS a peu d’espoir de pouvoir s’implanter dans le nord du Mali, en terre touareg, en revanche, l’alchimie ethnique de la région des « Trois frontières » avec son mille-feuilles de revendications contradictoires lui offre un terrain favorable.
Pour Barkhane, le danger serait que l’EIGS profite des tensions internes au FLM pour rallier à lui la frange des Peul qui ne se satisferait pas des éventuels accords qui seraient passés entre Bamako et Ahmadou Koufa. Dans ce contexte, l’augmentation actuelle des actions du FLM dans la région du Macina pourrait avoir trois significations :
– Soit Ahmadou Koufa fait monter la pression sur Bamako afin d’être en position de force dans la négociation.
– Soit ces actions sont menées par des dissidents, ce qui illustrerait sa perte d’influence.
– Soit Ahmadou Koufa aurait décidé de mener une guerre solitaire, un peu à la manière de la branche de Boko Haram dirigée par Abubakar Shekau.
Les semaines qui viennent permettront de confirmer ou d’infirmer mon hypothèse.”
[1] Les sigles des divers GAT (groupes armés terroristes) de la mouvance Aqmi sont d’abord des « miroirs aux alouettes ». Le JNIM ( Jama’at Nusrat al Islam wal Muslimeen) ou en français GSIM (Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans) qui coalise diverses obédiences touareg d’une part, et peul d’autre part, dont le FLM (Front de libération du Macina) et la Katiba Serma, sont ainsi d’abord des habillages sémantiques de réalités ethniques.