Le C.E.M.A. devant la commission des affaires étrangères
Le compte rendu de l’audition du général François Lecointre, le chef d’état-major des armées [CEMA], par les députés de la commission des Affaires étrangères, en novembre, a failli passer inaperçu… Et cela aurait été bien dommage, tant son contenu est intéressant à plus d’un titre.
Ainsi, avant de répondre aux questions des députés, le général Lecointre a décrit l’état et l’évolution des menaces. Et il n’a pas pratiqué la langue de bois. « Je me dois de vous sensibiliser au retour du fait guerrier », a-t-il lancé. « C’est la « conséquence de la dégration de l’environnement international et de l’ensauvagement du monde, qui s’expliquent eux-mêmes par plusieurs facteurs d’instabilité », a-t-il ajouté.
Et de citer les « tensions ethniques, religieuses et économiques, et l’accroissement des déséquilibres démographiques, climatiques et d’accès aux ressources » ainsi que « l’action de puissances anciennes ou décomplexées qui remettent en cause le droit international et le multilatéralisme, si bien que les relations internationales tendent à se militariser. »
En outre, pour compléter ce tableau, il faut aussi citer l’apparition de « nouveaux champs de conflictualité, dont le cyberspace et l’espace exo-atmosphérique, avec des souverainetés ébranlées par l’apparition d’acteurs privés « parfois plus puissants que certains États », à l’image des « GAFAM » [Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, ndlr]. Et cela, dans un contexte marqué par une évolution à un « rythme exponentiel » des technologies, ce qui, pour le CEMA, bouscule « nos référentiels intellectuels et de valeurs ».
Qui plus est, ces technologies sont de plus en plus « nivelantes ». Et, à ce propos, le général Lecointre a pris l’exemple de l’attaque du secteur pétrolier saoudien, en septembre 2019.
« Il est extrêmement inquiétant de constater que l’attaque d’installations de la compagnie pétrolière Aramco en Arabie saoudite a possiblement été exécutée avec des drones assemblés à partir de pièces qui peuvent être achetées sur internet – drones qui ont mené une attaque sur plusieurs centaines de kilomètres, avec une précision impressionnante. Le fait que ces technologies soient de plus en plus fréquemment utilisées nous conduit à revoir nos moyens de défense et de protection », a en effet expliqué le CEMA.
Quoi qu’il en soit, les armées français font face – où auront à faire face – à quatre types de conflit. Le premier, qualifié d’assymétrique « parce qu’un ennemi aux valeurs radicalement différentes des nôtres contourne nos modèles de puissances en s’affranchissant de nos normes et de nos contraintes de droit », concerne le terrorisme.
Le second type de conflit concerne l’affaiblissement, voire à l’effondrement des États, ce qui provoque des crises à la fois de plus en plus fréquentes et graves.
Puis le général Lecointre a cité les « affrontements dissymétriques », qui sont le fait de « puissance émergentes de plus en plus désinhibées, comme l’Iran par exemple. »
« Les moyens militaires dont disposent ces États en font des puissances face auxquelles nous devrions, s’il fallait les affronter, déployer des moyens militaires extrêmement importants. Par ailleurs, ils savent parfaitement jouer de la conflictualité dans des zones grises dans lesquelles il est difficile de les contrer », a souligné le CEMA.
La politique du fait accompli, que pratiquent ces puissances, appartient à ce type de conflit. Là, le général Lecointre a cité la Russie [une « spécialiste » en la matière, a-t-il dit] et la Turquie qui, avec « la contestation de plus en plus brutale de la zone économique exclusive de Chypre, et l’invasion du Nord-Est syrien », conteste « supériorité occidentale que nous considérions comme acquise. » Il aussi évoqué la Chine à un autre moment de son audition.
Enfin, le dernier type de conflit à ne pas écarter est celui d’une « guerre classique, qui peut faire s’affronter bloc à bloc des puissances qui y consacreront toutes leurs capacités et toutes leurs richesses », a dit le général Lecointre. Et, a-t-il poursuivi, « à la fin de la Guerre Froide, , alors que l’on se souciait essentiellement de percevoir les dividendes de la paix, on a pensé que cette perspective était définitivement écartée ». Or, a-t-il fait valoir, « elle ne peut pas l’être. »
Qui plus est, et c’est sans doute le plus inquiétant, les conflits deviennent non seulement plus « complexes » mais les crises se multiplient. Et ça « n’ira pas en s’apaisant », a pronostiqué le général Lecointre.
Seulement, en voulant encaisser les « dividendes de la paix », on « a déconstruit un outil militaire pensé pour un affrontement classique de grande intensité » et « on en a fait un outil de gestion de crise… qui n’est qu’un outil de gestion de crise », a souligné le CEMA. Or, a-t-il continué, « les types de conflits qui se présentent à nous nous font nous interroger sur la nécessité de reconstruire une armée de guerre. »
Les hausses de crédits prévues par la Loi de programmation militaire [LPM] 2019-25 sont nécessaires mais encore insuffisantes car elles « n’autorisent pas la montée en puissance qui nous permettrait de faire face à un conflit classique de grande intensité, ni même à certaines situations dégradées », a estimé le général Lecointre. Aussi, l’effort devra-t-il être poursuivi après 2025, a-t-il prévenu.
En effet, même avec la LPM 2019-25, l’armée française « demeurera, en volume, une armée de gestion de crise, pas une armée de temps de guerre, non plus sans doute qu’une armée capable de faire face à ces crises complexes, simultanées, de types différents et qui se multiplient », a expliqué le général Lecointre. Et la question de la « masse » et du « nombre » finira par se poser, a-t-il dit, en prenant l’exemple de la Marine nationale.
« Nous sommes déjà à la limite de nos capacités d’action maritime avec les frégates de premier rang. Je suis dans l’obligation d’en engager une en permanence dans le Golfe arabo-persique, une autre dans le canal de Syrie […], une autre pour […] la liberté de circulation dans les espaces maritimes […] en mer de Chine du Sud, une encore pour protéger nos sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de l’espionnage des Russes lorsqu’ils quittent Brest et enfin, j’ai besoin de frégates de premier rang pour surveiller le bastion russe et les mouvements des sous-marins qui partent de la presqu’île de Kola pour s’engager dans l’Atlantique Nord », a détaillé le CEMA.
Bref, a-t-il conclu, « je n’ai déjà pas assez de frégates de premier rang pour faire face à toutes ces sollicitations – et ce alors qu’aucun de vous ne considère que nous sommes en guerre »…
Cela étant, pour le général Lecointre, cette question de la « masse » ne pourra être réglée que de deux matières : « soit nous devrons prendre en considération la nécessité d’augmenter ces capacités militaires en nombre, soit nous aurons l’obligation, et j’espère que nous y parviendrons, de mettre les moyens militaires des États membres de l’Union européenne en commun pour des actions qui concernent la sécurité et la prospérité de l’Europe entière. »
Lors de ses voeux aux Armées, la semaine passée, le président Macron a évoqué un « monde chaque jour plus dangereux, instable », avec une « menace qui augmente. »
« Il ne s’agit pas d’un discours pessimiste ni de mots mal pesés, mais d’un constat lucide encore confirmé. Il nous faut nous adapter, nous renforcer. La sécurité de la Nation, son avenir sont bel et bien en jeu », a-t-il prévenu, avant d’assurer que « et l’objectif reste et restera de porter l’effort de défense à 2 % du produit intérieur brut en 2025. »
Le général Lecointre « n’imagine pas » un engagement « avec les Allemands dans des combats durs à un horizon prévisible »
Dans domaine militaire, la France et le Royaume-Uni ont établi une coopération étroite dans le cadre des accords de Lancaster House, signés en novembre 2010. Et cela, tant au niveau opérationnel qu’industriel. À l’époque, ce rapprochement paraissait logique en raison des multiples points communs entre leurs forces armées respectives. Comme dit le dicton, « qui se ressemble s’assemble ».
Seulement, la sortie prochaine du Royaume-Uni de l’Union européenne [Brexit] change la donne. Sur le plan industriel pour commencer : les projets franco-britanniques tournent actuellement au ralenti.
« Nous avons conservé des briques technologiques destinées à construire des systèmes futurs de drones ; malheureusement, les difficultés budgétaires dans lesquelles se trouvait le Royaume-Uni ont fait qu’ils ont arrêté ce projet. Aujourd’hui restent, en matière de coopération d’industrie de défense des systèmes de guerre des mines ou des systèmes de missile naval qui, même si on ne les a pas abandonnés, sont peu avancés, et une coopération toujours efficace en matière nucléaire », a résumé le général François Lecointre, le chef d’état-major des armées [CEMA], alors qu’il était entendu par les députés de la commission des Affaires étrangères, en novembre dernier [le compte-rendu a manqué de passer inaperçu…].
En revanche, le Brexit ne remet pas fondamentalement en cause la coopération opérationnelle entre les armées françaises et britanniques. Le déploiement d’hélicoptères de transport lourd CH-47D Chinook de la Royal Air Force [RAF] au Mali en est un exemple.
« Il s’agit pour eux [les Britanniques] d’une question existentielle : en réalité, ils ne peuvent pas se passer de la coopération militaire opérationnelle avec la France, et j’ai donc bon espoir que nous trouverons les moyens de prolonger notre coopération opérationnelle. Je sens très bien que les militaires britanniques souhaitent absolument que le Royaume-Uni reste dans un ménage franco-britannique. Ce ménage est objectivement déséquilibré, mais je suis prêt à accepter de jouer le jeu si cela permet de les accrocher à nos engagements, parce qu’il est important de les avoir avec nous », a ainsi expliqué le général Lecointre aux députés.
« Nous devons absolument préserver notre coopération opérationnelle avec le Royaume-Uni qui est ‘l’autre armée’ ayant la même culture d’intervention que la nôtre et la même conception d’ancienne puissance coloniale consistant à ne pas se laver les mains de ce qui se passe ailleurs que sur son seul territoire », a encore insisté le CEMA.
Cela étant, la musique n’est pas du tout la même avec l’Allemagne, avec laquelle la France partage pourtant une brigade [la BFA – Brigade franco-allemande] et, bientôt, un escadron de transport qui, doté d’avions C-130J Hercules, sera basé à Évreux.
« Quand on engage la brigade franco-allemande dans le Sahel, on engage en réalité les régiments français de cette brigade dans l’opération Barkhane et des officiers de l’état-major allemand de la même brigade à la MINUSMA [mission des Nations unies au Mali, ndlr] et dans la mission EUTM [mission européenne pour la formation des soldats maliens, ndlr]. Ils sont ensemble, sur le même théâtre, mais ils ne font pas du tout le même métier et les Allemands continuent de ne pas exposer leurs hommes à un engagement direct », ainsi rappelé le général Lecointre. Et, selon lui, cette situation n’évoluera pas de sitôt.
« Il n’y a pas de raison que l’on ne parvienne plus à faire ce que l’on fait maintenant. Je n’imagine pas une coopération d’engagement commun avec les Allemands dans des combats durs à un horizon prévisible », a en effet affirmé le CEMA.
Aussi, ce dernier n’a sans doute pas été surpris le refus de Berlin – exprimé à deux reprises – d’engager des unités des forces spéciales de la Bundeswehr au sein de la Task Force européenne Takuba, appelée à accompagner au combat les forces armées maliennes [FAMa] contre les groupes armés terroristes [GAT] du Sahel…
Aussi, et au-delà d’unités « organiques » communes, la coopération avec l’Allemagne dans le domaine militaire ne peut qu’être industrielle, étant donné que l’horizon est bouché avec le Royaume-Uni. Du moins, c’est ce qu’a expliqué le général Lecointre. « Nous ne pouvons faire l’économie de l’indispensable coopération avec l’Allemagne sur le plan industriel des technologies de défense », a-t-il dit.
Et même si cette coopération industrielle est souvent compliquée parce que les « Allemands pensent tout en termes de préservation de leur capacité industrielle » et que le système de prise décision est « plus cloisonné » qu’en France, « avec une très grande difficulté à mettre d’accord entre eux les directeurs d’administrations centrales et les représentants des ministères », a expliqué le CEMA, qui s’est dit « inquiet » au sujet du char du futur, un « projet franco-allemand qui avance trop lentement. »
Quoi qu’il en soit, a résumé le général Lecointre, le Brexit laisse la France dans « un face-à-face avec l’Allemagne, avec laquelle nous n’avons d’autre choix que de coopérer sur le plan industriel, et nous n’avons pas d’autre choix non plus que de poursuivre une coopération avec les Britanniques dans nos engagements opérationnels. » Et quid de l’Italie, pays avec lequel la France a une relation militaire assez riche?
Reste que la question sera donc, selon le CEMA, « de définir la place à donner aux Britanniques dans un nouvel accord à conclure avec les Européens » et il « faudra déterminer, en particulier, s’ils pourront continuer de participer à la coopération structurée permanente », alors que le Royaume-Uni ne fera plus partie de l’Union européenne.
« Nous devrons trouver une réponse à cette question délicate et, pour le reste, inventer le moyen d’associer les Britanniques à une sorte de ‘conseil de sécurité européen’ qui serait une excroissance de l’Union européenne. J’y travaillerai, car je tiens absolument à la proximité avec les Britanniques, que j’estime être une nécessité fondamentale », a conclu le général Lecointre.